Source : The Story of Art – Gombrich, E.H
A la fin du XIXème siècle, les buts et les méthodes du genre d’art réclamé par le public étaient de plus en plus étrangers aux artistes.
En architecture, construire n’était plus qu’une routine vide de sens : on bâtissait maisons, édifices, usines dans des styles distincts, sans rapport avec la fonction de l’édifice. On bâtissait d’abord un bâtiment solide puis on répandait quelques moulures, un style par dessus… En Angleterre naquit un sentiment de regret devant le déclin général de l’artisanat. Certains rêvaient d’une restauration authentique, d’autres plus pragmatiques savaient cela impossible. Ces critiques furent toutefois porteuses, bien qu’hélas le modeste artisanat qu’elles préconisaient apparut bientôt, dans l’économie moderne, comme le plus grand des luxes. Ces campagnes ne pouvaient certes pas faire renoncer à la production industrielle en série, mais elles contribuèrent à ouvrir les yeux du public et à répandre le gout de l’authenticité, du « fait à la main ». Les artistes aspirèrent donc à un art nouveau fondé sur un sentiment original du décor et sur le respect des possibilités offertes par chaque matière. Après les ordres grecs qui avaient fourni le fond de toute la décoration architecturale depuis la Renaissance, il était temps pour la nouvelle architecture de ferre et de ver de créer son style ornemental propre. A ce titre, l’Orient offrait de nouvelles méthodes et de nouvelles idées. Ainsi raisonnait l’architecte belge Victor Horta (1861-1947) qui transposa l’art de la courbe des Japonais aux exigences modernes. Ces inventions ont été qualifiées « d’Art Nouveau », car depuis Brunelleschi on n’avait plus proposé aux architectes européens de style entièrement nouveau.
En peinture, il faut développer davantage. Il est tentant de considérer les impressionnistes comme les premiers « modernes », parce qu’il ont défié certains principes essentiels enseignés dans les académies. Mais au fond, les impressionnistes continuaient à admettre les idées traditionnelles émises depuis la Renaissance sur le véritable but de l’art. Ils voulaient peindre la nature telle qu’elle nous apparait ; leur conflit avec les tenants du conservatisme portait sur les moyens d’y parvenir ; ils ne mettaient pas en cause le fond du problème. L’impressionnisme a permis d’atteindre une certaine perfection de la conquête de la nature dans un tableau. Mais en art, un problème résolu ouvre la porte à une quantité de problèmes nouveaux. Le premier à percevoir la nature de ces problèmes nouveaux fut Paul Cézanne (1839-1906). De la même génération que les impressionnistes et sans problème d’argent, il a pu consacrer entièrement sa vie à chercher la solution des problèmes artistiques qu’il s’était assignés. D’un coté, Cézanne était d’accord aves les impressionnistes pour condamner les méthodes académiques sans contact réel avec la nature, d’un autre coté, Cézanne voulait retrouver l’harmonie parfaite des formes qui était celle des vieux maitres comme Poussin. Or ces vieux maitres n’avaient obtenu cette harmonie qu’en sacrifiant quelque chose, sans respecter totalement la nature tels qu’ils la voyaient. Comment concilier les reflets et les vibrations de la lumière découverts par les impressionnistes avec le maintien d’un certain ordre et d’une certaine précision ? La peinture impressionniste était éclatante, mais confuse. Et Cézanne avait horreur de la confusion. Cézanne voulait également peindre avec des tons plats et purs (ce qui ne suggère pas la réalité ni la profondeur). Il se débattait dans ces contradictions, ce qui explique son travailleur acharné et laborieux, ses crises de désespoir, sa perpétuelle expérimentation. Le plus extraordinaire c’est qu’il est parvenu dans ses tableaux à obtenir ce qui paraissait impossible. L’équilibre de ses compositions éclate, et font passer les chefs d’oeuvre impressionnistes pour des improvisations spirituelles. Il jouait sur les relations entre les formes des différents objets pour atteindre son harmonie, quitte à pencher une table ou désaxer un compotier dans une nature morte. C’est en quoi Cézanne peut être considéré comme le père de l’art moderne. La seule chose qu’il pouvait sacrifier était la correction des contours. Il ne cherchait pas à déformer la nature par principe mais si une décoration pouvait l’aider à parvenir au but de sa recherche, il y recourait sans hésiter. Par exemple la perspective linéaire avait été inventée pour aider les peintres à obtenir l’illusion de l’espace. Cézanne ne cherchait pas l’illusion. Il voulait donner le sentiment d’un espace solide, et il pensait pouvoir le faire en dehors du dessin conventionnel. Cette indifférence à l’égard de la correction du dessin dont il donnait l’exemple allait être l’origine d’un véritable bouleversement dans l’évolution des arts.
Tandis que Cézanne cherchait à tâtons le moyen de concilier les méthodes de l’impressionnisme et son besoin d’ordre, un artiste beaucoup plus jeune Georges Seurat (1859-1891) s’attaqua au problème comme à une équation mathématique. Il décida de construire ses tableaux en mosaïque de petites touches régulières de couleurs pures. Il espérait qu’ainsi les couleurs se mélangeraient dans le cerveau sans rien perdre de leur intensité ni de leur luminosité. Mais cette technique radicale, qu’on appela pointillisme, mettait en danger la lisibilité de la peinture puisqu’on renonçait aux contours. Ainsi Seurat dut simplifier ses formes de manière encore plus radicale que Cézanne. Il y a presque quelque chose « d’égyptien » chez Seurat.
Au même moment, en 1888, un jeune peintre hollandais, Vincent Van Gogh se rendait dans le midi en quête de sa lumière et de ses couleurs intenses. Esprit religieux, très modeste, Van Gogh entretenait une correspondance avec son frère Théo depuis sa solitude d’Arles : il décrit sa solitude désespérée et son sens d’une mission à remplir ; il travaillait avec une énergie fiévreuse et n’imaginait pas quelle gloire posthume l’attendait. Moins d’un an après son arrivée, il eut une dépression nerveuse et une crise de folie, il entra en 1889 dans un asile d’aliénés, et continua à peindre dans ses moments de lucidité. Il se suicida en janvier 1891, à 37 ans. Nous connaissons tous ses tableaux célèbres, peints dans les 3 dernières années de sa vie. Il aspirait à un art simple qui put donner joie et consolation au premier venu. Il avait assimilé les leçons de l’impressionnisme, peignant par traits ou points de couleur, mais chez lui cette technique devient tout autre chose que ce que les impressionnistes y avaient vu : pour exprimer ses émotions. Il peignait comme d’autres écrivent, et la touche de Van Gogh nous révèle quelque chose de son état d’esprit. Chez certains grands peintres comme Tintoret, Hals ou Manet, leur grand liberté et leur audace de la touche témoignaient de leur maitrise souveraine, d’une capacité quasi magique d’évocation. Mais chez Van Gogh, c’est l’expression directe de l’exaltation même de l’esprit de l’artiste. Il s’attachait à des motifs permettant de peindre comme en dessinant au pinceau, de poser la couleur en épaisseur comme on souligne un mot en écrivant : il découvrit ainsi la beauté des chaumes, des haies vives, des champs de blé, des cyprès jaillissant comme des flammes, les objets de sa petite chambre d’Arles les plus humbles et les plus communs qu’aucun peintre n’avait jusqu’alors jugés dignes de son attention. Van Gogh n’était pas essentiellement préoccupé par la représentation correcte des choses, il exagérait et modifiait l’apparence même des choses si cela servait son dessein. Il rejoignit ainsi Cézanne bien que par des voies différentes. Tous deux franchirent le pas décisif en renonçant délibérément à considérer l’imitation de la nature comme le but de l’art de peindre. Seuls leurs mobiles différaient : Cézanne s’attachait aux rapports entretenus par la forme avec la couleur, il ne retenait de la perspective correcte que ce qui pouvait lui servir ; Van Gogh voulait que son tableau exprimât son émotion, et si une déformation pouvait l’aider, il n’hésitait pas à y recourir. L’un et l’autre n’étaient pas des révolutionnaires, ils n’avaient pas l’intention de s’attaquer aux normes traditionnelles de l’art ou de choquer. En fait, ils avaient presque abandonné tout espoir de voir quelqu’un s’intéresser à leurs oeuvres ; ils ne travaillaient que poussés par une nécessité intérieure.
A la même période dans le Midi, les recherches de Paul Gauguin (1843-1903) étaient assez différentes. Orgueilleux et dévoré d’ambition, il avait toutefois quelques points communs avec Van Gogh (peintre sur le tard, quasi autodidacte…) mais leur cohabitation se termina tragiquement : au cours d’une crise de folie, Van Gogh attenta à la vie de Gauguin, et ce dernier s’enfuit à Paris puis à Tahiti, à la recherche d’une vie primitive. Il se persuadait que l’art courait le danger de se perdre dans la facilité et le superficiel, que toute l’habileté et le savoir accumulés par la civilisation européenne avaient frustré l’homme de l’essentiel : la force et l’intensité du sentiment, et par voie de conséquence, de leur expression directe. Gauguin n’était pas le premier à ressentir cela : depuis que les artistes avaient pris conscience de la notion de style, ils aspiraient à s’affranchir des méthodes, des recettes… ainsi de Delacroix qui avait cherché au Maroc des couleurs plus intenses et une vie plus naturelle, ou des préraphaélites. Gauguin partagea la vie des indigènes, sa couleur et son dessin se devaient d’être « barbares » pour être digne de ces vrais enfants de la nature. Si aujourd’hui cela est difficile à apprécier pour nous, car nous sommes habitués à une « barbarie » artistique autrement plus violente, il est clair que Gauguin s’engageait dans une voie nouvelle. Dans son art, étrangeté et exotisme ne viennent pas seulement du sujet, il avait harmonisé ses portraits avec le caractère primitif de l’art et des objets des tahitiens. Il a mis dans sa recherche la même passion et la même sincérité que Cézanne, sacrifiant sa vie entière à son idéal. Incompris en Europe, il retourna vivre à Tahiti ou il mourut après des années de solitude, de déceptions et de privations.
Cézanne, Van Gogh et Gauguin ont tous trois mené une existence terriblement solitaire, sans grand espoir d’arriver à se faire comprendre un jour. Mais les problèmes artistiques qu’ils vécurent furent ceux d’un nombre croissant de jeunes artistes insatisfaits de ce qu’on leur enseignait dans les académies. Certains avaient persévéré dans la voie de l’impressionnisme, l’étendant à des pays voisins, mais beaucoup de peintres de la jeune génération cherchèrent de nouvelles méthodes pour contourner les difficultés rencontrées par Cézanne. Ces différences jailliraient du conflit entre le besoin d’une gradation tonale pour suggérer la profondeur, et le désir de préserver la beauté des couleurs que nous voyons. Van Gogh et Gauguin avaient parcouru un chemin, rehaussant leurs couleurs et négligeant l’impression de profondeur et Seurat était allé encore plus loin dans ses expériences avec le pointillisme.
Ainsi Pierre Bonnard utilisa ces partis de « l’art nouveau » pour suggérer des frissons de lumière et de couleur sur la toile, à la manière d’une tapisserie. Le peintre Suisse Ferdinand Hodler simplifiait ses paysages au point de leur donner une clarté d’affiche.
C’est avant le tournant du siècle qu’un disciple fort doué de Degas, Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) appliqua cette économie de moyens à une forme d’art nouvelle, l’affiche. L’art de l’illustration en profita aussi, avec l’art raffiné en noir et blanc du jeune Aubrey Beardsley.
L’éloge qui revenait souvent à cette époque de l’art nouveau était « décoratif ». Les peintures devaient offrir un motif agréable à l’oeil avant de voir ce qu’elles représentent réellement. Cette mode du décoratif ouvrit la voie à une nouvelle conception de l’art. Pourtant, certains artistes avaient le sentiment que dans cette quête, l’art avait perdu quelque chose d’essentiel. Cézanne avait compris que la recherche impressionniste de l’instant fugitif avait contribuer à négliger le solide et le durable des formes de la nature, qu’on avait perdu le sens de l’ordre et de l’équilibre. Van Gogh avait vu qu’en cédant à l’impression visuelle, en ne se souciant que des réalités optiques de la lumière et de la couleur, l’art risquait de perdre cette intensité passionnée nécessaire à l’artiste pour s’exprimer pleinement. Enfin, Gauguin était profondément insatisfait des artifices de la vie et de l’art de l’Occident ; il aspirait à quelque chose d’infiniment plus simple et plus direct qu’il crut pouvoir trouver parmi les primitifs. Ce que nous nommons art moderne est né de ce triple sentiment d’insatisfaction, et les solutions auxquelles avaient tendu ces trois peintres sont à l’origine de trois mouvements essentiels de l’art moderne. Cézanne ouvrit la voie au cubisme qui allait bientôt naitre en France, Van Gogh à l’expressionnisme qui trouva son meilleur terrain en Allemagne, et Gauguin à différentes formes de primitivisme. On peut y déceler des recherches cohérentes destinées à sortir de l’impasse où se trouvaient les artistes lorsque le mouvement impressionniste arriva à son terme.
Source : The Story of Art – Gombrich, E.H