Art history

24 Rupture dans la tradition : France, Angleterre, Etats-Unis, fin du XVIIIème et début du XIXème siècle

Source : The Story of Art – Gombrich, E.H

Traditionnellement, les Temps Modernes commencent avec la prise de Constantinople par les Turcs en 1453. Cette date coïncide avec la Renaissance. C’est à cette époque que peindre ou sculpter cessa d’être un simple métier pour devenir une forme de vocation. On était à la veille de la Réforme qui devait si fortement bouleverser l’évolution des arts. 

Mais malgré ces changements, il n’y a pas eu à proprement parler de rupture dans la tradition. L’organisation des artistes était la même : en corporation d’apprentis et d’artisans, et avec la même fin : pour fournir à une aristocratie, une classe riche, des oeuvres selon les commandes.

Il y avait bien des modes, des écoles ; certaines s’intéressait surtout à la composition, d’autres au maniement des couleurs… mais le but poursuivi était dans son essence le même par tous : fournir de beaux objets à ceux qui en éprouvaient le besoin et qui savaient en jouir. Il ne faut pas que les différences inhérentes aux écoles sur la question du beau nous fassent oublier ce qu’elles avaient en commun. Ainsi, si un idéaliste ne songeait pas à mettre en doute la nécessité pour un artiste d’étudier la nature et de dessiner le nu, un naturaliste ne songeait pas davantage à mettre en doute l’excellence inégalée des oeuvres de l’Antiquité. 

A la fin du XVIIIème siècle, une rupture se produit, ce fond commun semble se désagréger peu à peu. Ce sont les temps modernes au sens propre, ceux de la Révolution des Lumières de 1789. Le premier changement essentiel concerne l’attitude de l’artiste à l’égard de ce qu’on appelle le style. Auparavant, le style du temps était tout simplement la manière courante dont on travaillait, manière qui reflétait le gout généralement adopté. C’était en l’occurence en l’Angleterre le style de Palladio. Mais arriva ce qui est inévitable lorsqu’on consulte des manuels : on se mit à demander « Mais pourquoi inévitablement le style de Palladio ? ». C’est le gentleman Horace Walpole, fils du grand homme d’état, qui médita sur ces questions de style et de bon goût. Et c’est dans cet esprit qu’il fit bâtir Strawberry Hill dans un style gothique. En 1770, cela passa pour une bizarrerie, mais rétrospectivement, c’était la première manifestation d’une attitude nouvelle à l’égard du style consistant à choisir le style d’un édifice comme on choisit le dessin d’une tenture murale. De même pour l’architecte William Chambers qui s’intéressait à l’architecture chinoise et fit construire une pagode dans le parc de Kew.

Il se développa progressivement une défiance envers l’évolution de l’architecture depuis la Renaissance : on redécouvrait alors les temples de l’Athènes de Péricles, et on se rendait compte que les lois de l’architecture antique avaient en réalité été empruntées à quelques ruines romaines d’assez basse époque. La notion de style « correct » était remise en question, et le renouveau gothique de Walpole alla de pair avec un renouveau grec entre 1810 et 1820. Ainsi fut construite la résidence de Monticello de Thomas Jefferson, fondateur et troisième président des Etats-Unis. En France, ce style néoclassique inspirera le style Empire de Napoléon, continuateur de la Révolution. S’opposaient donc principalement les partisans de la Raison et le style néoclassique, aux nostalgiques du Moyen Age, qu’ils nommaient l’Age de la foi, et dont ils faisaient revivre le style gothique. 

En peinture et sculpture, la rupture dans la tradition n’en fut que plus lourde de conséquences durables. L’ancien principe de l’atelier ou l’apprenti commençait par apprendre son métier en préparant les couleurs de son maitre tomba en désuétude. La peinture était devenue avec le temps matière à enseignement académique. Les artistes nommaient académie leurs lieux de réunion en référence au nom de la villa de Platon ou il réunissait ses disciples. Ainsi les professeurs des académies faisaient étudier à leurs élèves les chefs-d’oeuvre anciens dans le but d’en assimiler la maitrise technique. Mais au XVIIIème en France, l’admiration pour les maitres du passé, professée entre autre par les académies, engageait les amateurs à acquérir des ouvrages anciens plutôt qu’a commander des oeuvres nouvelles aux peintres vivants. Pour remédier à cet état de chose, les académies se mirent à organiser des expositions des oeuvres de leurs élèves. Ils est difficile pour nous de saisir l’importance d’une telle innovation tant nous y sommes habitués aujourd’hui. Ces expositions annuelles devinrent bien vite des évènements importants dans la vie de la société cultivée : la réputation des artistes s’y faisait et s’y défaisait. Au lieu de travailler pour quelques amateurs dont ils connaissaient bien les gouts, les artistes devaient chercher le succès dans des expositions collectives.

Aussi n’est il pas surprenant que certains artistes doués en soient venus à dédaigner l’art officiel des académies. Un certain désaccord entre ceux qui trouvaient les grâces du public et ceux qui se sentaient incompris menaçait les bases traditionnelles. L’effet le plus immédiat de cette crise profonde fut la recherche de sujets nouveaux. Jusqu’alors les sujets choisis par les peintres tenaient à une tradition qui n’évoluait que lentement : scènes de la bible, vie des saints, thèmes de la mythologie, histoire héroïque romaine, ou sujets allégoriques matérialisant une idée morale. A la Révolution Française, les artistes se sentirent attirés par les sujets les plus divers, d’une scène de Shakespeare à un évènement d’actualité, dès lors que cela éveillait leur intérêt. Ce mépris du sujet traditionnel, c’est sans doute le seul trait commun aux deux groupes qui tendaient à se former : peintres à la mode et indépendants solitaires. 

Ainsi un artiste américain travaillant en Angleterre John Singleton Copley (1737-1815) fit sensation avec un tableau traitant d’un épisode historique de Charles 1er en 1614.  Pour ce faire, Copley se documenta avec soin pour reconstituer la scène avec le maximum de fidélité historique. Pendant plus d’un siècle, quantité d’artistes s’appliqueront à évoquer les grands évènements du passé avec toute la vraisemblance dont ils seront capables. 

La Révolution française donnera un élan considérable à ce goût pour les sujets héroïques : les hommes de la Révolution se considéraient eux-mêmes comme de nouvelles incarnations des grecs et des romains, et leur peinture et architecture reflète cet amour de ce qu’on nommait « la grandeur et les vertus romaines ». Ils avaient conscience de vivre des temps héroïques similaires à l’histoire grecque ou romaine. L’artiste « officiel » des gouvernements révolutionnaires fut Louis David (1748-1825) qui dessina les costumes et décors de la fête de l’être suprême, ou qui peignit l’assassinat de Marat.  

De la même génération que David, le grand peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) s’écarta lui aussi des sujets traditionnels. Formé dans la meilleure tradition de la peinture espagnole, les personnages de Goya sont représentés de manière impitoyable, leur traits expriment leur vanité, leur laideur, leur néant. Aucun peintre de cour, ni avant ni après lui, n’a osé accabler à ce point ses modèles. Goya est aussi célèbre pour ses gravures, à l’aquatinte (technique nouvelle combinant au jeu des lignes des tâches plus ou moins ombrées), qui illustrent ses cauchemars, ou des visions fantastiques pleines de sorcières… mais pas forcément un sujet précis. Le fait est que les artistes se sentaient désormais libres d’exprimer sur la toile des visions qui jusqu’alors étaient du domaine exclusif des poètes.

L’exemple parfait est le poète mystique anglais William Blake (1757-1827). Esprit religieux, dédaigneux de l’art académique, Blake vivait dans un univers qui n’appartenait qu’à lui. Incompris de ses contemporains, Blake se refusait de dessiner d’après nature et ne se fiait qu’à ses visions et son regard intérieur. Comme les artistes du Moyen-Age, il se souciait peu de représentation exacte. Il a été le premier artiste depuis la Renaissance à se révolter ouvertement contre toutes les traditions établies.

L’attitude nouvelle à l’égard du sujet bénéficia considérablement à la peinture de paysage. Jusqu’alors considéré comme un genre mineur, les idées changèrent avec la naissance du romantisme vers la fin du XVIIIème siècle. La tradition existante pouvait être considérée à la fois comme un soutien et une entrave. Deux grands peintres de paysage vont illustrer cette différence, à la manière du contraste opposant Reynolds et Gainsborough. Comme Reynolds, William Turner (1775-1851) eut un immense succès officiel et était hanté par la tradition : son ambition était de surpasser Claude Lorrain. Mais son oeuvre en est différente : sa peinture est également un monde de rêve baigné de lumière et de beauté, mais son génie réside dans le mouvement, le déploiement d’effets prestigieux qui n’entachent toutefois pas l’harmonie romantique de sa représentation de la nature. Chez Turner et son bateau à vapeur surpris dans une tempête de neige, la nature exprime les émotions de l’homme devant les puissances qui les dépassent. L’attitude de John Constable (1776-1837) était très différente, il cherchait à voir par ses propres yeux, il se souciait de la vérité, pas de la dépasser. Constable méprisait notamment les paysagistes à la mode qui avaient mis au point une série de formules permettant à un simple amateur de composer un beau paysage : gros arbre au premier plan… Constable s’en allait dans la compagne faire des esquisses d’après nature et revenait ensuite peindre ses grands tableaux. Son exposition à Paris en 1824 le rendit célèbre du jour au lendemain. 

Un autre grand peintre romantique fut l’allemand Caspar David Friedrich (1774-1840), contemporain de Turner, dont les paysages évoquent la poésie lyrique comme le font en musique les lieder de Schubert. 

Source : The Story of Art – Gombrich, E.H

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